Après avoir exploré notre aliénation dans le salariat, à travers Bienvenue dans l’angle Alpha, il faut pousser plus loin : au cœur de notre servitude se tient l’argent. La monnaie, la dette (c’est la même chose) est cet hameçon par quoi nous sommes tenus à toutes les misères, tous les renoncements, tous les esclavages. Notre prochain spectacle a pour ambition de donner à voir sur le plateau ce que dette et monnaie veulent dire et nous font faire. A l’heure où le peuple grec vient de faire l’objet d’un coup d’état financier, au nom d’une dette odieuse, illégitime et insoutenable, c’est peu dire que notre préoccupation est d’actualité.
Il y a là quelque
chose d’obscène (littéralement : ce qui ne doit pas être montré) – et
c’est bien sûr exactement pour ça qu’il faut le mettre en scène. Non pour faire
conférence explicative et savante – nous aurions beau jeu : les
théoriciens spécialistes ne sont pas d’accord entre eux ! – mais pour
donner corps à notre désarroi, et partager notre aspiration à une
réappropriation collective de la question et de ses réponses possibles. Il faut
oser dire de la monnaie : nous n’y comprenons rien, nous voulons y voir
plus clair, pour enfin arbitrer son destin – car le destin de la monnaie est le
nôtre exactement. Il faut oser lever l’inhibition qui nous tient médusés devant
les lois de l’argent ; il faut donner forme et figure à ces abstractions
qui capturent et façonnent le concret de nos vies.
Forme et figure ça
veut dire que sur le plateau on joue, concrètement, à des jeux (de billes, de
ballons, de cerceaux : la dette est ce cercle infernal, l’argent des
billes que l’on joue, tout ça circule en dynamiques manipulatoires où l’on a
tôt fait d’être roulé), tout en racontant l’aujourd’hui, l’hier et le demain
(pourquoi pas) de nos modèles économiques. On joue nos vies, puisque chacun de
nous est traversé par la question de l’argent, chacun hanté par sa dette, son
découvert, ses fins de mois, son insolvabilité, et qu’il n’y a pas lieu de
faire semblant que ce n’est pas un problème : la parole est directe,
familière, l’approche pragmatique, les situations incarnées. Le registre, en
partie dramatique, ne s’interdit pas le burlesque et le ludique : il
s’agit notamment, et paradoxalement, de « dédramatiser » l’empire de
la monnaie. C’est un paradoxe puisqu’en portant ses lois sur un plateau
théâtral, nous faisons plutôt un travail de « dramatisation » de la
monnaie ; mais ce que nous entendons défaire, c’est le tragique : en
matière de monnaie, il n’y a pas de fatalité. Les formes que nous lui
connaissons sont le produit de
l’histoire et de la politique, et ce que l’humain a fait, il peut le défaire.
Il n’y a nul fatum monétaire :
il n’y a que des politiques monétaires, il faut donc le savoir, et puis les
refaire – après les avoir défaites.
Et donc ça
s’appelle Amargi ! et le point d’exclamation est important. « Amargi »
est le mot sumérien qui voulait dire « Liberté » en Mésopotamie,
trois mille ans avant notre ère. Il était gravé sur des tables d’argile à
chaque fois qu’un roi prononçait un décret de « libération » :
libération de tous les asservis pour dette, et retour chez leur mère des
enfants de débiteurs tenus en gages chez leurs créanciers. « Amargi »
était le mot pour dire l’annulation de toutes les dettes, retour à la case
départ, ardoises à zéro ; c’était un rituel fréquent, auquel le pouvoir se
livrait chaque fois que l’ordre social était trop gravement menacé par les
crises de la dette, vieilles comme la monnaie : les Sumériens, en effet,
n’avaient pas seulement inventé l’écriture et la monnaie. Ils avaient inventé
l’antidote indispensable à la violence de la dette, antidote que les
civilisations postérieures se sont empressées d’oublier – et qu’on a hâte de
remettre en circulation (d’où le point d’exclamation).
Avec le soutien du CENTQUATRE : Le spectacle bénéficie d'une résidence d'essai au 104 (avril 2016).
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