Des enclaves et leur saccage
Ici, ou là, naissent des enclaves : des
territoires circonscrits où s'expérimentent des formes de vie alternatives.
D'autres manières de travailler, de (se) cultiver, de produire et d'échanger.
Des espaces où l'avenir s'invente, à bas bruit et à tâtons, à l'abri de la
tyrannie du présent ; des lieux voués à la culture du vivant, qu'il s'agisse de
semer des graines dans les terres, ou dans les têtes. Ces enclaves forment
comme des poches d'air lovées dans les décombres d'un monde en cours
d'effondrement. La fac de Vincennes jadis, Notre-Dame des Landes aujourd'hui,
et tant d'autres, moins connues - et tant mieux pour elles si l'invisibilité
les protège !
Car elles sont menacées : le pouvoir en
général les réprouve, les persécute, et veut les voir disparaître sitôt
qu'elles ont trop fait parler d'elles. C'est alors qu'il procède au saccage. Là
où s'érigeait la fac de Vincennes se tient désormais une vaste clairière
dépeuplée ; les tractopelles ont anéanti tout ce qui s'était bâti là, les
utopies comme les bâtiments. Que reste-t-il aujourd'hui de Notre-Dame des
Landes, après que les bulldozers ont rasé ses cabanes ?
Au moins les machines dévastatrices ont-elles
permis de rendre visible l'ahurissante violence qui s'exerce contre ces
échappées hors des sentiers battus... Et cette violence fait leçon : elle
révèle combien la simple expérimentation d'une alternative constitue pour le
pouvoir un péril insupportable. La violence de la destruction semble alors
l'indice d'une puissance de la subversion jusque là insoupçonnée. S'il faut des
tractopelles, des policiers et des blindés, c'est donc que se jouait là quelque
chose qui, sans forcément le vouloir, faisait vraiment peur au pouvoir ?
Politique du saccage
Que le pouvoir ait vraiment peur ou pas ne
sera pas notre question. Nous n'ambitionnons pas d'esquisser une psychanalyse
du pouvoir ; nous ne jouerons pas du côté des puissants, ne représenterons pas
les hautes sphères où se décident les formes du saccage - et de toute façon, le
pouvoir en tant que tel ne saurait avouer qu'il a peur : ce serait se nier
comme pouvoir. Face à ce qui risque d'échapper à son contrôle, il lui faut
déployer une politique du saccage,
qui suppose tout un arsenal rhétorique, juridique, policier, voire militaire,
capable de faire passer la destruction pour un "retour à l'ordre".
C'est cette politique du saccage que nous voulons examiner, et pas seulement
dans ses formes propres (ses arguments, ses outils, sa force de frappe, ses
agents - toutes les figures du "retour à l'ordre") mais aussi et
surtout dans les effets qu'elle induit dans les enclaves qu'elle menace.
Car le saccage est l'horizon permanent des
formes de vie alternatives : sans se vouloir nécessairement subversives, elles
se savent menacées et se déploient dans le constant tourment de lui survivre.
En situant le spectacle au cœur de ces enclaves, au côté des zadistes de
Notre-Dame-des-Landes ou des étudiants et travailleurs de la fac de Vincennes,
nous nous proposons d'explorer ce que signifie de vivre sous la menace du
saccage : dès lors que sa perspective s'annonce, elle crée des turbulences,
accusant les contrastes ou coagulant les forces ; au moment même où le saccage
se produit, les dynamiques centrifuges et centripètes s'accélèrent. Après le
saccage, enfin, dans les décombres du petit monde qui a tenté de lui résister,
que se passe-t-il ? Tout meurt ? Ou bien au contraire tout renaît, se
réinvente, se métamorphose ? A quelles conditions les enclaves peuvent-elles
survivre à la politique du saccage que le pouvoir leur oppose ?
Des enclaves en miroir
La fac de Vincennes et la ZAD de
Notre-Dame-des-Landes forment dans ce spectacle les deux pôles d'un montage en
miroir : en se réfléchissant l'une l'autre, ces deux enclaves ouvrent un large
champ de reflets accueillant d'autres alternatives expérimentales et d'autres
formes du saccage.
Sur le plateau, quatre acteurs (deux femmes,
deux hommes) : en diverses géométries, ils incarnent des collectifs peuplant
ces deux enclaves distinctes dans le
temps et dans l'espace, soit : 1) Etudiants, professeurs et agents de service à
la fac de Vincennes dans les années 70, avant le saccage politique de 1980 ; 2)
Zadistes de Notre-Dame des Landes juste avant l'opération de saccage militaire
d'avril 2018.
Le spectacle tricote ces deux espaces-temps
que plusieurs décennies séparent, passant d'une situation à l'autre pour en
faire entendre les assonances comme les dissonances, laissant s'exprimer dans
chaque enclave la part de conflictualité interne, évidemment favorisée par
l'horizon du saccage, mais consubstantielle aussi à la nature même des formes
de vie qui s'y déploient - plurielles, dissemblables, imprédictibles du fait
même du principe de la liberté dont elles ont fait leur exigence première. Les
enclaves ne sont pas des utopies qui n'auraient que leur pureté à offrir à
l'adversité qui les menace ; ce sont des territoires hétérogènes traversés de
tensions et de contradictions, lesquelles nous intéressent en ce qu'elles
réfléchissent (comme un miroir, encore une fois, mais tendu cette fois vers
nous, public d'aujourd'hui) toutes les fissures qui fragilisent le camp de ceux que le saccage désole (mais que
pourtant ils n'ont rien fait pour empêcher).
En passant d'une "situation" à une
autre, les acteurs quittent brièvement leur condition de personnage ancré dans
l'une ou l'autre enclave pour devenir conteur temporaire, hors-sol, tirant les
fils de ce qui vient de se jouer pour tisser peu à peu la toile de cette politique du saccage que nous tentons de
faire apparaître. Ces échappées hors des situations incarnées permettent de
varier les registres et niveaux de langue, s'offrant des incursions dans le
poétique ou le méditatif, et nous donnent aussi l'occasion d'élargir le champ
de réflexion, en convoquant des enclaves plus lointaines - et nettement mieux
armées - comme celle du Rojava, dont l'iconographie à la fois fascinante et
inquiétante peut surgir, projetée au ciel de nos fantasmes... Et à l'autre bout
du spectre, face à ces enclaves "dures" que sont les territoires
autonomes armés, les enclaves "molles" ou invisibles que peuvent
constituer les expérimentations alternatives à l'intérieur d'institutions
normalisées (Education Nationale, psychiatrie). La politique du saccage se
diffracte ainsi en une multitude de figurations, et selon divers degrés
d'incarnation.
Hybridation des territoires "autonomes"
Le décor est constitué d'éléments
susceptibles de figurer chacune des deux enclaves principales - une table
pliante, quelques chaises dépareillées, un vaste "filet de camouflage"
couleur sable, suspendu et formant vaguement une sorte d'abri en tonnelle (mais
qui, déployé, prend la forme d'un filet-piège, toile d'araignée où l'on peut
périr englué), un peu de végétation ; à cour, un rétroprojecteur (emprunté à
l'esthétique universitaire des années 70) permet de projeter (sur une surface
circulaire et pâle comme une pleine lune, suspendue au gril) des visuels, des
slogans, illustrant de proche en proche les rêveries ou réflexions portées par
l'un ou l'autre conteur. Cette zone de projection permet aussi d'indiquer,
scène après scène, le lieu et la date de la situation incarnée en plateau.
Les situations extra-territoriales (qui ne
sont pas ancrées dans l'une des enclaves du diptyque central) peuvent également
être incarnées, qui mettent en jeu des problématiques analogues à celles
soulevées par les enclaves et leur saccage (exemple : "le bar à
jeux", "Rojava"...).
Ainsi les acteurs sont-ils amenés à incarner
une multitude de personnages distincts, appartenant à des espaces-temps
différents : selon qu'ils sont zadistes à Notre-Dame-des-Landes, étudiant à
Vincennes en 1978, fonctionnaires de l'Education Nationale ou combattants du
Rojava en 2017, ils n'ont évidemment pas exactement la même allure. Aussi
changent-ils de costume aussi souvent que nécessaire, à vue (un portant chargé
de tous les costumes du spectacle est présent au bord du plateau, en contrebas
de la "pleine lune"). Dans la mesure où les acteurs n'ont pas
d'identité stable dans le spectacle, ils seront désignés dans la distribution
par une onomastique aussi évasive qu'intemporelle : L'Aîné, Le Cadet, La
Rousse, La Brune.
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