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FRANCE CULTURE :
"Les
nouveaux chemins de la connaissance", présenté par Adèle Van Reeth
: invités : Frédéric Lordon et Judith Bernard, autour du spectacle et du
texte Capitalisme, désir et servitude.
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EUROPE 1 :
« Social Club », présenté par Frédéric Taddeï : Judith Bernard invitée pour évoquer le spectacle.
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RADIO LIBERTAIRE :
« Chroniques Rebelles », présenté par
Christiane Passevant, émission du samedi 1er février 2014. Judith Bernard invitée pour évoquer le spectacle.
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PRESSE ÉCRITE
L'Humanité
Bibliobs
Spinoza, le libéralisme et l'escabeau, par Eric
Aeschimann
Au
théâtre de Ménilmontant, Judith Bernard fait jouer par six acteurs un livre de
l’économiste Frédéric Lordon. Autour d’un escabeau, leurs corps se débattent
entre les impératifs du rendement et leurs puissances d’agir. Une réussite.
Le théâtre de Ménilmontant est bourré à craquer, la salle est réceptive,
avide et à l’issue du spectacle, elle applaudit longuement – bien davantage que
dans certaines salles autrement plus prestigieuses. Joué depuis la mi-janvier,
«Bienvenue dans l’angle alpha», libre adaptation du travail de l’économiste et
philosophe Frédéric Lordon, se taille un beau succès. Et apporte la preuve que,
quand l’économie dévoile sa véritable nature d’asservissement des corps, le
théâtre, en tant que libre jeu des corps, est le lieu idéal pour en mettre à nu
les rouages.
Un escabeau double trône au milieu de la scène. On y grimpe, on s’y
agglutine, on s’y perche. On se glisse dessous, on le transporte, on le
ferme, on l’ouvre: sobre et saisissante métaphore du monde du travail. Autour
de ce point focal, six acteurs s’activent. L’un tient le discours du patron
(mais pas toujours); les autres travaillent, discutent, théorisent, contestent,
proclament, dansent. Et parfois, ils chuchotent un mot étrange: «conatus».
"Mon
conatus est tendu comme un chibre"
Le « conatus » - que l’on peut appeler aussi «puissance
d’être», «appétit» ou même «désir» - est le concept central de la pensée de
Spinoza. Dans l’un de ses livres, l’économiste Frédéric Lordon en a fait
l’instrument permettant d’expliciter le fonctionnement psychique du
néolibéralisme.
«Le conatus est un principe de mobilisation des corps, scande
un personnage. C’est l’énergie du désir, qui jette le corps à la poursuite
de son objet.» Le conatus est le carburant du capitalisme, société de
pulsions et de projections. «Quand un entrepreneur forme le projet d’une
entreprise, c’est son conatus qui le meut. Mais lui a besoin pour assouvir son
désir d’asservir d’autres conatus.»
Le manager harangue ses salariés : «Mon conatus est beau, il est
fort il est libre. Il est gonflé de sève et tendu comme un chibre.» Il
motive ses troupes, les entraîne dans son désir. Il «manage» et l’escabeau est
comme un point d’exclamation à la fin d’un commandement, comme un clou enfoncé
à coups d’ordres répétés. Il faut rester à sa place pour exécuter sa tâche,
mais comment obtempérer?
Au deux-tiers du spectacle, en quelques gestes, le déploiement des corps
orchestré par la metteuse en scène Judith Bernard dessine un centre d’appel. «Céline
Martin à votre écoute, comment puis-je vous être utile? Oui? Avez-vous pensé à
allumer votre ordinateur?… Oui, parfait, recommencez…» Le «call
center» exige une discipline de fer. Il faut tenir le rythme, mais aussi tenir
ses troupes.
« Plus sincère, le sourire, dans la voix dans la voix, ordonne
le manager. Faut pas faire semblant on ne veut pas des machines, on veut des
personnes, des personnes tout entières, impliquez-vous putain, avec le sourire
dans la voix, dans la tête, dans le coeur, DANS LE COEUR BORDEL!» Il est
sec comme une trique, droit comme un escabeau - tous les patrons se raidissent
lorsqu’ils vous donnent un ordre absurde.
"Assez
de vos jérémiades anticapitalistes"
La théorie est un défi pour le théâtre : elle menace d’alourdir les
dialogues, de vider la scène de toute vie. Mais elle peut aussi décupler la
puissance de l’acteur et enflammer la salle. Pour cela, il faut que des corps
s’en emparent et la fassent vivre. C’est ce que réussit Judith Bernard. Les
phrases conceptuelles rebondissent entre les personnages, les personnages
circulent sur la scène, la scène se remplit de mots vibrants qui finissent par
former un paysage sensible.
Le «conatus» déploie alors sa force électrique, exhibe ses
utilisations contradictoires. Il ne s’agit pas ici de se lamenter sur
l’absorption de la vie humaine par l’impératif du rendement économique («assez
de vos jérémiades anticapitalistes», lâche un personnage), mais de montrer
qu’il y a, au cœur même de cet impératif, une énergie formidable, que l’on
pourrait utiliser autrement.
« Tu danses ? »,
demande vers la fin un personnage. Depuis le début, la danseuse dessinait en
contrepoint des figures abstraites; maintenant, elle s’approche alors de
l’escabeau, qui change de signification et devient un totem inspirant. C’est
l’inversion du désir-maître: parce que ses sujets décident le regarder
autrement, la pulsion qui asservit sa transforme en puissance libératrice. Et
cette métamorphose-là est profondément théâtrale.
Politis
Le « conatus » vous dis-je ! Par Christine Tréguier
Si
vous n’avez pas déjà vu Bienvenue dans l’angle alpha, ne
manquez pas les prochaines représentations, en juin, à la Manufacture des
Abbesses. Cette pièce, mise en scène par Judith Bernard et sa troupe
Ada-Théâtre, est une adaptation du livre de Frédéric Lordon, Capitalisme,
désir et servitude. Marx et Spinoza (La Fabrique, 2010). La complicité
entre eux est grande, puisque c’est elle aussi qui avait mis en scène d’Un
retournement l’autre, une comédie en alexandrins.
Cette
pièce jubilatoire fouaille et met à nu les ressorts de
l’univers du travail. Les deux pivots en sont : une double échelle, rouge,
objet magique symbolisant la pyramide hiérarchique, l’échelle sociale, la
volonté d’ascension vers le sommet, la croissance, bref, le monde capitaliste
dans toute sa splendeur, et le « conatus »,
concept-clé de la pensée de Spinoza. Frédéric Lordon a fait de ce conatus – qu’on
peut traduire par « puissance de faire », appétit, voire désir, un
levier de l’acceptation du capitalisme néolibéral par les êtres humains.
L’aspiration qui met en branle le système et le maintient en fonctionnement.
Autrement dit, le pourquoi de la fameuse « servitude volontaire » qui
permet aux dominants et aux tyrans en tous genres de perdurer.
Extraits
explicites : « Le conatus est un principe de
mobilisation des corps... C’est l’énergie du désir, qui jette le corps à la
poursuite de son objet... Quand un entrepreneur forme le projet d’une
entreprise, c’est son conatus qui le meut. Mais lui a besoin pour assouvir son
désir d’asservir d’autres conatus. » Ou encore d’un manager pour motiver ses
« managés » dans un centre d’appel. « Mon conatus est beau, il
est fort, il est libre. Il est gonflé de sève et tendu comme un chibre... Plus
sincère le sourire, dans la voix, dans la voix, ordonne le manager. Faut pas
faire semblant on ne veut pas des machines, on veut des personnes, des
personnes tout entières, impliquez-vous putain, avec le sourire dans la voix,
dans la tête, dans le cœur, dans le cœur, bordel ! »
Judith
Bernard n’a ni modifié ni tronqué le texte bavard et
extrêmement dense de Lordon. Elle l’a rendu fluide et digeste en y faisant
entrer les corps des cinq comédiens et d’une danseuse. Ils virevoltent, miment,
s’affrontent, exprimant, scénette après scénette, les conatus des uns et
des autres quelle que soit leur classe sociale. L’échelle rouge est leur
instrument et leur surface de jeu, leur point de croisement et
d’enchevêtrement. Elle se plie, se déplie, fait office de support de drap de
projection, se couche pour mieux se redresser, restituant, dans toutes ses
positions, les rapports de domination d’une catégorie ou d’un individu sur les
autres.
Habilement,
Judith Bernard interroge également le mode de travail et les objectifs de
l’artiste. Lui aussi a le conatus actif, avide de séduire et entrant
dans le jeu de la domination pour atteindre des objectifs parfois plus
mercantilo-individualistes que créatifs. Mais l’art est également le moyen de
renverser cette organisation pour tendre vers autre chose. Car le conatus
peut aussi aspirer à la liberté et être son moteur. Cette réflexion, inscrite
en creux tout au long de la pièce, clôt le spectacle et on regrette que ce soit
« déjà » fini. Le public, explique la metteuse en scène-comédienne,
est attentif et ne semble pas s’ennuyer. Y compris les collégiens et lycéens
venus nombreux. Ces jeunes, pourtant nourris à Twitter et aux messages courts,
ont avalé 1 h 15 de Spinoza et de Lordon avec gourmandise.
Les trois coups.com
Pourquoi rougirait-on de cogiter ? Par Laura Plas
Une
partition ludique plutôt qu’un traité, un texte moins théologique que
politique, tel est « Bienvenue dans l’angle alpha ». De quoi se
faire plaisir, et penser : peut-être pas « capital », mais
joyeusement libertin et libertaire, à coup sûr !
« Qui veut voir
un spectacle évoquant Marx et Spinoza, qui veut assister à l’adaptation de Capitalisme,
désir et servitude ?, de l’économiste et penseur Frédéric Lordon.
« Y a foot ce soir ? » « Les enfants sont
malades… » Voyons, je repose la question : qui veut voir un spectacle
qui traite de désirs, exalte la passion, pétille d’intelligence et vous parle
de vous ? Remisez vos mauvaises excuses, votre peur des spectacles pour
« intellos », vous n’y perdrez pas.
D’abord, l’Ada-Théâtre
ne propose pas un exposé pontifiant, pas même une de ces pseudo-conférences qui
font fureur depuis quelques années. Une mise en scène chorégraphiée, un travail
sur la langue qui tient de la musique, des dialogues, des coups de gueule ne
laissent pas de répit : voici quelques ingrédients de ce spectacle au sens
plein du terme. La mise en scène, quant à elle, fourmille de trouvailles. Une
échelle rouge, seul élément de scénographie, offre mille possibles. Grâce
aux jeux de lumière, à une bande-son pleine d’humour, cet escabeau désigne
l’échelle sociale, la pyramide, le gibet, l’entreprise, le tapis d’un aéroport.
Et l’on en passe. Ainsi, le plateau ne cesse de se métamorphoser. En outre, la
compagnie travaille autant la danse que le théâtre d’ombres, qui offre de beaux
moments à la Terry Gilliam.
Bien sûr, on y trouve
quelques gros mots théoriques, mais aussi une bonne dose d’autodérision. Les
néologismes délicieux font de toute façon sourire et nous ouvrent les pistes de
l’impensé, ils nous forgent des interrogations. Et puis, de toute façon,
pourquoi rougirait-on de cogiter ? Ici, l’on pense peut-être encore
davantage que si la réflexion passait par une fable. Car nous ne sommes pas
embrigadés dans une histoire, emportés par des sentiments ou une
identification. Cartes sur table, à nous de juger.
Une vraie troupe
Ajoutons que sur
scène, la pensée prend corps (au pluriel !). Cinq comédiens
l’incarnent en effet, comme les protagonistes du dialogue platonicien pouvaient
le faire. Ils se complètent, se contredisent, dansent. Ils sont tous
convaincants et forment une vraie troupe où l’on ne sent pas de désir dominant
(même pas celui du metteur en scène) s’imposer. Chacun tour à tour peut jouer
le défenseur du néolibéralisme, ou son pourfendeur : pas de porte-parole.
Pas de paquet à emporter sur ce que l’on doit penser, mais une exhortation à se
libérer du désir unique qui nous aliène à l’entreprise, au système néolibéral.
Plus on est de penseurs, plus la domination s’affaiblit, telle est l’idée
défendue.
Alors prenez le risque
de découvrir ce que sont le conatus, la capturation et
l’angle alpha, vous ne le regretterez pas.
Reporterre
« Bienvenue dans l’angle alpha », le capitalisme mis en
pièce(s). Philippe Desfilhes
Réfléchir
au salariat et à l’organisation du travail dans nos sociétés, le tout sur les
planches : c’est le défi auquel a répondu Judith Bernard de manière
séduisante, en portant sur la scène un essai de Frédéric Lordon. Reporterre y a
assisté et raconte.
Vous n’aimez pas votre travail ?
Allez voir Bienvenue dans l’angle alpha, vous comprendrez pourquoi. Vous
aimez votre travail ? Allez voir Bienvenue dans l’angle alpha, il
sera toujours temps de vous poser la question de savoir pourquoi vous aimez
tant votre travail …
Metteur en scène et comédienne, Judith
Bernard s’est saisie avec ses camarades de la Compagnie ADA de Capitalisme,
désir et servitude. Marx et Spinoza, essai dans lequel Frédéric Lordon
repense en économiste et en philosophe notre rapport au travail. « J’ai
voulu incarner avec des acteurs, un décor et de la musique un texte assez
difficile et théorique, mais qui m’a vite prise aux tripes et m’a permis de
mettre des mots sur des expériences que je n’avais jamais réussi à
nommer », explique-t-elle.
C’est réussi : Judith Bernard
transforme l’essai de Frédéric Lordon en une pièce de théâtre intelligente et
pertinente. C’est aussi et surtout un moment vivant, drôle et parfois poétique.
Son spectacle donne au spectateur, presque malgré lui tant les premiers
dialogues sont ardus, un sentiment de jubilation croissant.
La mise en scène est sobre et astucieuse.
Avec un rétroprojecteur et une échelle, elle crée un monde où les acteurs, deux
femmes et trois hommes, tous de noirs vêtus, portent un texte complexe et
exigeant, allégé par des dialogues plein d’humour et de références à
l’actualité.
Dans la nouvelle version présentée aux
Abbesses, la danseuse a disparu. « Mais la danse reste avec des moments
de chorégraphie entre les acteurs qui sont des moments de respiration. Et la
configuration du plateau de la Manufacture des Abbesses, moins grand que celui
du théâtre de Ménilmontant où la pièce avait été montée originellement, a
conduit à repenser la mise en scène dans une forme resserrée sur le jeu des
acteurs », poursuit Judith Bernard.
Il n’y a pas à proprement parler
d’histoire. La teneur philosophique du texte de Frédéric Lordon est restituée
par le jeu entre les acteurs qui fait rebondir la parole de l’un à l’autre de
façon à désamorcer une dimension qui se voudrait trop intellectuelle. Il s’agit
de redonner à chacun la capacité de discuter la finalité du travail mais aussi
les modalités de son organisation.
Les questions sont concrètes. De qui
réduit-on le salaire quand l’entreprise va mal ? Comment ? De combien ?
Comment partage-t-on le travail ? Qui autorise-t-on à la décision ?
Comment se fait-il que nous soyons enfermés dans ce rapport hiérarchique qui
est l’essence même du rapport salarial dans lequel certains commandent, le
petit nombre, pendant que les autres, le plus grand nombre, obéissent ?
Bienvenue dans l’angle alpha traite de la possibilité d’une reprise en main du
destin collectif des communautés de travail, comme disent les économistes, donc
d’une possible autogestion de la production des biens et des services.
Toutefois, l’écologie est absente des débats ; cette charge cinglante et
réussie contre son principal ennemi, le néo-libéralisme, fait regretter que
Frédéric Lordon n’ait pas encore exercé son esprit aiguisé à l’analyse des
ravages du capitalisme sur la planète.
Quant au fameux angle « alpha »
qui donne son titre à la pièce, il n’a rien de fumeux. C’est un concept qui
représente selon l’économiste, qui l’explique doctement, notre degré de
résistance à l’ordre établi. Le mérite de Judith Bernard est de nous le faire
comprendre avec astuce et de nous le donner à voir par la magie du théâtre.
Après son succès en début
d’année, Bienvenue dans l’angle alpha revient dans une nouvelle version
à La Manufacture des Abbesses du 17 au 28 juin 2014.
Divergences2,
Par Christiane Passevant.
Bienvenue dans l’angle Alpha, ou pour le dire autrement : ne m’invitez pas dans une
révolution où on ne peut ni danser ni rire des pièges tendus par la société
capitaliste. Des pièges de plus en plus élaborés avec les techniques patronales
de « management », comme on dit aujourd’hui pour parler de gestion
des salarié-es. L’angle Alpha, c’est la réponse aux manipulations et à la
domination, c’est tourner le dos à la « servitude volontaire » C’est
la résistance par l’ironie du geste, de la parole, des symboles… Et ça marche merveilleusement !
Deux fois prolongé, le
spectacle de Judith Bernard fait un tabac et la salle ne désemplit pas. Le
théâtre était bondé lorsque je suis allée à la rencontre — c’est un peu ça
quand le public n’est plus caution, mais partie prenante de la réussite — de Bienvenue
dans l’angle Alpha. Dans la salle, une classe entière au moins de
lycéen-nes qui participaient à leur manière aux propos de philo active… Et là,
on se dit que si la philo passe aussi bien, que si la critique du système fait
autant recette et que tout le monde sort ravie — toutes générations confondues
—, y’a des chances que la Com, la pub, Mickey et autres pièges médiatisés ne
soient pas complètement et définitivement le seul horizon d’une jeunesse
lobotomisée et la nourriture artificielle des autres. Et vlan dans la gueule
aurait dit Coluche !
Judith Bernard dit que l’on
doit aussi rire de la gravité des sujets abordés et que ce n’est pas en étant
sinistre que les idées passent le mieux. Il y a le rythme, il y a la forme, il
y a la danse qui accompagne le propos… Et je me prends à rêver de cours
pratiques sur Marx et Spinoza par cette metteuse en scène-comédienne et
adaptatrice qui parle comme elle bouge !
Pourtant c’était une drôle
de gageure d’adapter au théâtre un texte mêlant philosophie et économie, engagé
dans une critique sociale acerbe. Et la réussite est complète, les gens rient
des évidences vécues au quotidien dans le monde du travail et de la
consommation. Ben oui, vous n’êtes pas raisonnables et vous acceptez des choses
inacceptables. Alors là, pas de déni ! Un peu plus d’une heure de
spectacle et de prise de conscience… L’expression « balayer devant sa
porte » acquiert ici une dimension visuelle, sonore, pragmatique. Il ne
s’agit pas de critiquer l’autre et de s’extraire du champ examiné, non :
on est dedans ! La conscience s’aiguise et l’auto critique se fait
joyeusement.
Alors à bas la hiérarchie et
Bienvenue dans l’angle Alpha ! On y danse, on y pense, et on s’y
amuse… J’espère que ça va tourner longtemps et partout, je suis pour le partage
de petits bonheurs, pas vous ?
Pensées plastiques,
Par Emilie Laystary
(ou « un
spectacle qui invite à comprendre comment le libéralisme, dans son incroyable
dextérité à imposer sa domination, nous a appris à croire que nous soumettre
aux désirs du patronat est ce que nous souhaitons vraiment pour vivre heureux
»)
Hier soir,
j’ai eu le bonheur d’aller voir avec mes amis Emmanuel et Juliette l’adaptation
sur les planches de l’essai de Frédéric Lordon « Capitalisme, désir et
servitude. Marx et Spinoza » (sorti en 2010 aux éditions La
Fabrique). Un véritable chef d’œuvre, joué en ce moment et jusqu’au 26 février
au théâtre de Ménilmontant : jubilatoire, salvateur et incroyablement pertinent
– sur le fond comme sur la forme.
Jubilatoire,
d’abord, parce que la pièce dont les dialogues se basent sur l’analyse que
Lordon fait de la servitude salariale, livre une matière textuelle brute : la
thèse de Lordon y est déclamée comme elle a été écrite. Or, là où l’épaisseur
de la réflexion pourrait être ardue à suivre à l’oral, elle devient ici
complètement enivrante puisque transformée par la mise en scène de Judith
Bernard en une réflexion progressivement déployée. La jubilation (je ne trouve
décidément pas d’autre mot) de comprendre comment un concept théorique peut en
appeler un autre devient alors extatique. Sur les planches, face à lui, le
spectateur se surprend à éprouver le vif sentiment de « voir se dérouler une
pensée en mouvement ». Les idées se bousculent et s’entrechoquent jusqu’à
dépeindre un tableau plus général encore : celui de la capacité des dominants à
créer en nous la joyeuse envie de nous subordonner à eux.
Salvateur,
aussi, parce que « Bienvenue dans l’angle Alpha » est une pièce très engageante
pour le public : si les dialogues se succèdent bien évidemment dans la
matérialité de la scène, le théâtre, lui, ne prend véritablement forme que dans
la tête des spectateurs, comme invités à réfléchir en même temps que les
comédiens déclament. Le décor, qui se fait l’économie de fioritures risquant de
divertir l’attention du public, brille par une sobriété adéquate à
l’expérience. Une danseuse, des textes ping-pong, un escabeau rouge et quelques
jeux de lumières suffisent à offrir les éléments visuels essentiels au
rebondissement des idées. Et d’un coup, tout fait sens : c’est l’instinct de
survie économique qui a généré chez l’homme l’envie irrépressible de consommer,
laquelle a supposé le consentement au salariat, lequel a justifié l’enrôlement
dans une structure sociale, créant ainsi l’asservissement émotionnel du
travailleur heureux de rendre heureux son patron, dans un tout que l’on nommera
joyeuse aliénation.
Pertinent,
enfin, parce que la pièce semble avoir été pensée comme un moment de partage,
une rencontre militante avec le public, une communion politique des esprits –
nos esprits, à tous, et en chacun de nous, capables de dissidence. Ni seulement
analytique, ni totalement manifeste, « Bienvenue dans l’angle Alpha » est une
invitation didactique et savoureuse à remettre en question le sens que nous
pensons / prétendons mettre dans la valeur travail. On ressort de la salle avec
l’envie, un peu plus grande, un peu plus forte, de faire place dans nos
existences à des instants de bonheur qui ne nous auront été dictés par
personne… et encore moins par l’asservissement consenti à un système
économique.
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